ABéCéDaire:
E comme Ebersmunster
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"Revue des Facteurs d'Orgues Français"
N°25, 2003

 

A propos de la restauration de l'orgue André Silbermann (1730-1732) de l'église abbatiale

Dr jean-Christophe Tosi

Le dimanche 2 mai 1999, Michel Chapuis a donné le concert d'inauguration de la restauration de l'orgue d'Ebersmunster, devant une assemblée riche d'autorités civiles et religieuses régionales mais aussi de très nombreux facteurs d'orgues ou leurs compagnons, français et étrangers. Tous étaient venus admirer le résultat du travail réalisé par une association de trois facteurs alsaciens, Richard Dott (Sélestat), Gaston Kern (Hattmatt) et Yves Koenig (Sarre-Union) sous la responsabilité de Gaston Kern, titulaire du marché.

Travail en effet admirable de respect et de fidélité à l'oeuvre d'André Silbermann, dans un esprit auquel ces facteurs nous ont déjà habitué en d'autres lieux . Ici, la tâche fut ardue, non pas tant techniquement - pour des facteurs humbles et compétents en matière de restauration d'instruments anciens, s'entend, les deux qualités n'allant pour cela pas l'une sans l'autre - qu'administrativement. Cas rare , l'administration parisienne créa, pour la circonstance de cette restauration, un "comité de pilotage", chargé de suivre (?) les travaux dont le rapporteur devant la commission supérieure des monuments historiques et le maître d'oeuvre étaient respectivement - excusez du peu - Michel Chapuis et Marc Schaefer, technicien-conseil dont la connaissance de l'oeuvre des Silbermann d'Alsace n'a probablement pas d'équivalent en France. Ce comité assistait le maître d'ouvrage, lui-même "assisté " d'un autre technicien-conseil, Eric Brottier, dépêché par Paris. De ce fait, une polémique est née en cours de travaux sur le tempérament à appliquer à l'instrument et, par voie de conséquence, sur la manière de restaurer la tuyauterie historique.

En effet, considérant que quelques tuyaux à bouche étaient oxydés à leur sommet (fragilisés par les accords successifs) et les corps des jeux à anches trop courts, E. Brottier préconisa l'assainissement des tuyaux à bouche par raccourcissement pour permettre leur rallonge avec du métal neuf soudé dans du métal ancien "sain".. Il devenait ainsi possible de réaliser une partition assez inégale que ne permettait pas, et d'ailleurs n'attestait nullement, la conservation des tuyaux (à bouche) dans leurs longueurs non retouchées.

Pour leur part, les facteurs chargés des travaux ont fait valoir le fait que la tuyauterie de l'orgue d'Ebersmunster, quasi-intégralement ancienne , jamais déplacée ni entaillée , dans son diapason d'origine de 1732 non seulement ne permettait pas (après mesures et études comparatives approfondies) de retrouver un quelconque tempérament inégal mais surtout méritait le plus grand respect en l'état, point de vue partagé et soutenu auprès du maître d'ouvrage par M. Schaefer.

On imagine la perplexité du maître d'ouvrage confronté, d'une part, à la compétence sans failles - qu'il n'ignore pas - des hommes de l'art responsables du chantier, profonds connaisseurs de la facture alsacienne, à leur respect viscéral du patrimoine et à leur admiration de l'orgue d'André Silbermann et, d'autre part, aux arguments contradictoires de "l'expert" dépêché par son administration centrale parisienne, chargé de l'assister. L'incertitude administrative dura tout de même plusieurs mois mais le bon choix, celui préconisé par les facteurs d'orgues, c'est-à-dire du respect de l'état de toute la tuyauterie à bouche, fut finalement fait non sans réunions , discussions, et inquiétudes quant au sort de cet instrument. Néanmoins, il faut bien considérer aujourd'hui que la tuyauterie de l'orgue d'Ebersmunster revient vraiment de loin, et son authenticité avec.

Voici ce qu'écrivait Yves Koenig le 12 octobre 1998, pour l'équipe de restauration, à l'heure où le pire était envisageable: "En conclusion, la seule et vraie question est de savoir s'il faut ou non réaliser un tempérament inégal. Si nous conservons le tempérament égal, les tuyaux resteront dans leur état actuel et nous transmettrons ce patrimoine intact. L'orgue fonctionnera parfaitement pendant plusieurs décennies"..

L'expérimentation sur un instrument aussi bien conservé, fut-elle cautionnée par quelques membres de la Vème section de la commission supérieure des monuments historiques, paraissait inconcevable à tous ceux qui aiment et respectent vraiment leur patrimoine . Mais il ne fait aucun doute que d'autres facteurs, même compétents par ailleurs, et avec des arguments considérés comme les meilleurs au moins par les responsables administratifs non susceptibles de juger de leur pertinence (car ne possédant pas toutes les connaissances historiques et techniques approfondies en la matière, ce qu'on ne leur reproche pas forcément... dans la mesure où ils savent se faire bien conseiller pour décider en connaissance de cause), auraient systématiquement raccourci les tuyaux et créé une partition (très) inégale. Ceci aurait été la preuve, outre celle de leur insuffisance en tant que facteur d'orgues - restaurateur, de leur orgueil face à l'oeuvre d'André Silbermann. Il en était alors terminé définitivement, autrement dit de façon irréversible puisque les tuyaux anciens auraient été recoupés, de l'authenticité de l'orgue d'Ebersmunster.

Il faut ici rendre hommage à l'équipe des facteurs d'orgues restaurateurs de l'orgue d'Ebersmunster, à leur prudence, à leur compétence.

D'une façon plus générale, ce cas pose la question de la responsabilité personnelle du technicien - conseil, maître d'oeuvre de la restauration, mais aussi de celle du facteur d'orgues lorsqu'il n'est qu'un exécutant de décisions de l'Administration (alors mal "conseillée" ou de façon partisane, incomplète ou inexacte par son "technicien - conseil" auquel elle ferait aveuglément confiance dans des domaines techniquement difficiles), vis-à-vis de leur obligation de respecter d'abord et avant tout le patrimoine qui leur est confié par la collectivité, c'est-à-dire de le transmettre sans l'altérer

Le respect de cette obligation n'est pas incompatible avec une grande qualité de restauration; il en est même souvent le gage. Mais l'erreur ou l'échec de restauration, dont toute intervention irréversible est la traduction, dus au manque d'humilité du facteur ou de l'expert, ou des deux ensemble, s'abrite trop facilement derrière l'acte administratif (" on m'a demandé de le faire", "c'est le marché", etc...) qu'ils ont eux-mêmes inspiré ou, pire, derrière les demandes locales qui peuvent n'être le fait que d'un individu, souvent l'organiste. Il existe hélas des cas où le souhait individuel (privé, en quelque sorte) est appuyé par le fonctionnaire (responsable du patrimoine collectif "protégé" et de sa conservation) au détriment de la notion de conservation. Nous le déplorons dans les cas généralement considérés comme échecs en matière de restauration, mais il faudra bien, un jour et au-delà du constat attristé, une jurisprudence en la matière. Ce peut être le rôle d'associations de défense du patrimoine que de la susciter.

Plus concrètement, on n'ose imaginer qu'un technicien - conseil, dont le taux actuel de rémunération se situe désormais en moyenne autour de 10 % du montant des travaux (depuis la réforme du statut des techniciens - conseils), puisse préférer les programmes maximalistes (souvent destructeurs) à ceux conservateurs (souvent minimalistes).

Pour une erreur ici évitée grâce à l'action conjuguée de plusieurs, grâce au talent de Michel Chapuis capable de démontrer aux claviers les avantages et les inconvénients de tempéraments expérimentaux provisoires, combien d'autres faites ailleurs suite à d'hâtives décisions, dont sont - seront encore ? - victimes des instruments moins prestigieux qu'Ebersmunster peut-être mais souvent tout autant porteurs d'authentiques témoignages ?

Revenons à la restauration pour souligner le fait qu'en 1939, la Maison Roethinger (pour laquelle travaillèrent à Ebersmunster deux employés appelés Alfred Kern et Ernst Muhleisen) laissa sur place les trois soufflets cunéiformes superposés, le vieux pédalier et les corps de Bombarde (vermoulus) qu'elle remplaça: modestie remarquable à une époque où le vieux bois devait être utile. Si bien qu'aujourd'hui le pédalier de Jean-Josias Silbermann a repris sa place dans la console, l'alimentation cunéiforme est restaurée... et le réservoir à plis parallèles de Roethinger à son tour laissé en place, débranché. Pour le reste, l'orgue sonne avec une harmonie d'une beauté admirable, avec un tempérament très légèrement inégal (au mieux de ce que permettait la tuyauterie conservée telle quelle). Il compte parmi les instruments hautement historiques de France et, pour nous, comme l'orgue d'ancien régime le mieux conservé en Alsace, qui pourtant n'en manque pas.

 

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