UNE HISTOIRE DU PLEIN-JEU

 

 

V. LE PLEIN JEU FRANÇAIS DE TITELOUZE A DOM BEDOS


L'invasion de la France par l'orgue flamand - belge est un fait établi dès les premières années du XVIIe siècle; le rôle de Titelouze dans cette diffusion ne fait pas de doute. C'est lui qui a appelé à Rouen puis recommandé partout l'héritier des Brebos, Langhedul, Isoré: Crépin Carlier, et c'est l'orgue de Carlier et de ses élèves (plus que celui de Langhedul même) qui fut transformé vers 1630 par les facteurs parisiens en l'orgue français classique.
Malheureusement l'orgue même de Titelouze à la cathédrale de Rouen, tant à son arrivée qu'après les travaux de Carlier en 1600, 1606 et même 1623 est mal connu. Mais on peut se fier à l'orgue de la cathédrale de Poitiers construit par Carlier en 1610/12 selon les vues de Titelouze et qui servit de modèle ensuite pour les cathédrales de Soissons et probablement de Laon.
Meaux, Valeran de Heman 1627 - Photo CiccheroLe Plenum y est composé de:

au Grand-Orgue au Positif
Montre 16',
Bourdon 16',
Montre 8',
Bourdon, 8',
Prestant,
Doublette,
Fourniture II + II,
Cymbale III,
Tierce (1'3/5)
Bourdon-Montre 8',
Prestant,
Quinte 2' 2/3,
Doublette,
Fourniture III,
Cymbale II.

Il faut mettre à part cette Quinte au Positif; elle n'est là que pour renforcer l'unique 8' par sa résultante.
Par contre, la présence de la Tierce au Grand-Orgue est normale et le sera pendant toute la première moitié du XVIIe siècle. Il s'agit d'une tierce étroite (de Principal, en étain) qui aura grand peine à jouer le rôle de 5e rang de Cornet décomposé (dit jeu de Tierce).
D'où la décision à partir de 1630 environ, de séparer les rôles en disposant deux Tierces 1' 3/5 au Grand-Orgue :
l'une pour le Plein-Jeu, étroite, appelée aussi Tiercelette, ou Sesquialtera quand elle est accompagnée d'une Quinte de même type;
l'autre, large (dite souvent grosse) et d'étoffe pour le jeu de Tierce ou Cornet tout du long.
L'origine de la Tierce étroite est peu claire: elle ne semble pas issue du rang de tierce de la Cymbale d'Arnaut qui est par contre l'ancêtre du Cornet. (d'Allemagne, de Flandres ou à bouquin) dont le 5e rang, isolé par hasard, sera la Tierce large.
Plus probablement c'est un nouveau nom, donné d'après son accord, au rang du Ripieno (1'3/5 ou 4/5') qui servait en France au XVI siècle à faire les registrations de Cornets et Hautbois et qu'on remplaçait à la rigueur par celui de quinte 1'1/3.
Dès 1650 à Paris et dans les décades suivantes en province, la Tierce étroite est éliminée du plan, sans doute sous l'influence de musiques de plus en plus polyphoniques.

Plus importantes parce que plus durables et utiles sont les Fournitures et Cymbales.
Les compositions prônées par Titelouze ne nous révèlent que le nombre de rangs (toujours fixe); le Plenum traditionnel et les Fournitures et Cymbales sont celles du Plenum flamand, du moins tel qu'il a déferlé sur la France d'alors.
Au Grand-Orgue :
Fourniture IV, 1'1/3, 1', 2/3', 1/2'.

Dans un grand instrument peuvent s'ajouter 2' ou 1/3' faisant Fourniture V, ou les deux pour une Fourniture VI.

Pour la progression après ce départ, on ne peut hésiter: tous les textes du XVIIe siècle sont formels pour opposer la Fourniture qui reprend d'Octave en Octave à la Cymbale qui, elle, reprend de Quinte en Quarte selon le schéma établi dès le XVIe siècle.
La place des reprises est certaine, puisqu'à la fin du type, Dom Bedos les met encore sur Fa 2 et Fa 3 (bien qu'il connaisse la variante équivalente sur Sol), ce qui ne peut être qu'une survivance du vieux clavier en fa ravalé à l'Ut.
Pour la même raison, la Cymbale ne commence sa série de reprises qu'à ut 2; c'est la preuve suffisante de la continuité de la tradition (rompue au contraire en Allemagne) tout au long des XVIIe et XVIIIe. Elle est confirmée en outre par les rares exemples de Pleins-Jeux authentiques de ce temps (Petit-Andely).
La résultante de 16' apparaît même dans le plan à IV au Fa 3 (Quinte 5'1/3).
Le plan à VI est le maximum possible: le rang aigu atteint 1/8' sur Fa 2, plafond imposé par la Cymbale (?); le rang grave recoupe en 8', qu'on ne pourrait dépasser sans trou ou résultante de 32'.

(?) DGW: Ce plan à VI proposé par Hardouin semble curieux car le rang aigu de Plein-Jeu dépasse alors le plafond de la Cymbale II. Seul un 3e rang de Cymbale au 1/4' montant au 1/8e de pied pourrait permettre la présence de ce rang de Plein-Jeu. (graphique ci-dessous).

Au Positif, qui sonne en 8', le quatrième rang (celui de 1'1/3) est éliminé avec son 5'1/3 au Fa 3, d'où Fourniture III:
A l'Ut1: 1', 2/3', 1/2';
au Fa 2 : 2', 1'1/3, 1';
au Fa 3: 4', 2'2/3, 2'.
Ceci prouve bien que la Fourniture a un cœur nécessaire de 1' à 1/2' avec extension dans les deux sens (vers l'aigu et vers le grave) jusqu'aux limites de ce qui est possible selon la taille de l'instrument.

Les Cymbales sont apparemment moins logiques: elles portent la trace des habitudes du XVIe siècle français : la Cymbale est encore en principe (à quelque clavier ou orgue qu'elle se trouve) à II rangs : 1/2', 1/3'.
Cette Cymbale jointe à la Fourniture III (Positif) donne un schéma assez bien équilibré mais d'une certaine lourdeur, avec une doublure constante du premier rang et une seconde doublure sporadique au-dessus (dès l'ut 2).
Au Grand-Orgue la même Cymbale est doublée d'une Grosse Cymbale qui est son image à l'octave grave (1', 2/3'), mais augmentée encore d'un rang de 1/2' qui double (triple donc) ce niveau dans le Plenum complet.
Ce plafond au 1/6' et ces doublures sont sûrement un archaïsme et des recherches peu adroites de renforcement, mais il est très vraisemblable que tel est bien le Plenum de Titelouze et celui des Flamands (comme celui de Ponscher à Béziers, 1623).

A Paris, au moins vers 1630, le Plenum a évolué, comme nous l'apprennent trop vaguement mais sûrement bien des textes. Or Mersenne lui-même ajoute une variante : 1/3', 1/4' ce qui remonte le plafond au 1/8', changement très efficace et de plus assez lourd de conséquences; aussi peut-on voir là la description d'une pratique plus récente qui serait l'invention des Parisiens en fait de Plenum.
Quelques textes semblent bien aller dans ce sens.
Tel est le parfait petit Plein-Jeu* de l'orgue français classique jusque et y compris Dom Bedos.
Les doublures sont limitées à une et fragmentaire.
Il est probable qu'une dernière reprise à la Cymbale sur Fa 4 a été ajoutée lors du prolongement des claviers jusqu'au Ré (en gros, fin du XVIIe), les dernières notes du 1'1/3 étant jugées trop hautes (le larigot lui-même (1'1/3) tendra alors à disparaître).
On aura ainsi: Fa 4: 4', 2'2/3, 2' - 2'2/3, 2' en doublure de la Fourniture. (Dom Bedos).
* Grand Plein-Jeu: Plein-Jeu du Grand-Orgue. Petit Plein-Jeu: Plein-Jeu du Positif. Plenum: les deux claviers ensemble.

Ce schéma est celui de presque tous les Positifs classiques.
Les exceptions concernent des instruments importants du XVIIe siècle, ayant en particulier Montre 8' au Positif.
La Fourniture IV y est beaucoup plus rare:
Comment étaient composées ces Fournitures IV de Positif? Sans preuve décisive, il est cependant logique qu'elles n'aient pas suivi le plan des Fournitures IV des Grand Orgues de 16' flamands avec leur résultante 5'1/3 au Fa 3; l'accroissement a donc dû se faire vers l'aigu avec une superposition très satisfaisante des deux structures Fourniture IV, Cymbale III (sans reprise au Fa 4).

 

L'étude du grand Plein-Jeu est plus difficile du fait que la nécessité du renforcement augmente les doublures entre Fourniture et Cymbale, ainsi que les possibilités de variétés, et que nous n'avons pas assez d'exemples détaillés.
Les Fournitures IV sont toutes pareilles (y compris Ottobeuren) : 1'1/3, 1', 2/3', 1/2', avec résultante de 16' au Fa 3, même quand l'orgue n'est que de 8' comme à Houdan (au contraire des Positifs).
Les classiques français acceptent volontiers un passage acoustique à l'octave inférieure, en montant le clavier (passage au 16' au Fa 3 des orgues de 8'; au 64' sur Fa 4 dans le grand 32'(*) imaginé par Dom Bedos).
Cela tient bien sûr aux formes musicales jouées sur la registration de Plein-Jeu qui ne sert pas en France au style fugué.
Exemple: "Plein-Jeu" du premier livre de Pierre Du Mage sur le Plein-Jeu Dom Bedos de Ste Croix de Bordeaux. écouter (435 Ko) ?
Enfin, dans les orgues modestes, la Fourniture III est toujours 1', 2/3', 1/2'.
Les Cymbales III ont 1/2', 1/3', 1/4'.
Une Cymbale IV (1668, Saint-Roch) a un rang grave de plus (2/3') encore comme fait Dom Bedos.
Le Ve rang de 1' (avec 5'1/3 à l'ut 4) a été refusé dans la pratique, comme si les classiques avaient répugné à la résultante de 16' dans la Cymbale au contraire de la Fourniture.
(*) celui qui est en photo sur la page du Menu. Il a été posé à ND de Paris par Robert Boisseau.

Le schéma français ainsi établi quasi ne varietur (avec seulement des options assez strictes selon l'importance de l'instrument) a été systématisé et étendu à l'orgue de 32' de manière logique.
L'ensemble du Plenum français est d'un équilibre remarquable.
De ce fait, il est indéformable et incapable d'évolution, tant qu'il maintient la dualité entre la Fourniture et la Cymbale, pour permettre le Plenum complet (seule registration où entre la Fourniture) et les vieilles registrations diverses de Cymbale, pourtant complètement tombées en désuétude dès le milieu du XVIIe lors de l'avènement du style de 1660.

L'abandon de ces possibilités inutiles, des commodités pratiques, jointes à des influences extérieures, firent que, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les facteurs français se heurtent à la rigidité du schéma et se trouvent dans une impasse.
Ils n'en sortiront que par une véritable révolution : la Cymbalisation du Plenum.

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