Esthétique de l'orgue

A propos de l'orgue de
WINCHESTER
au Xe siècle

D'après l'article de Pierre HARDOUIN paru dans "Connoissance de l'Orgue" N° 39 (1981)

 

L'orgue du Xe siècle de l'abbaye de Winchester est décrit par un poème latin de Wolstan louant l'évêque Elphège II pour son agrandissement.

Les chiffres donnés et longtemps acceptés par les historiens de l'orgue ont été contestés en y voyant beaucoup d'emphase poétique et de l'ignorance technique de la part de l'auteur.
Peut-être vaut-il mieux chercher ailleurs que dans l'emphase la source des chiffres excessifs. Les moines cultivés qui nous ont transmis (comme Théophile) le faire des artisans du temps, ont reçu leurs données d'indications verbales de frères ouvriers illettrés, s'exprimant (mal) en langue vulgaire.
Les lettrés sont peu apte à comprendre et plus encore à traduire en vers fidèlement la pratique manuelle, comme tant d'historiens postérieurs fort cultivés mais tout aussi imperméables à la technologie.
Ainsi dut être Wolstan.

Le point crucial du poème est le 9e distique de l'extrait sur l'orgue de Winchester. On y lit - traduction littérale - "4 fois 10 languettes ont des trous secrets et chacun dans sa disposition en contient 10".
D'où l'interprétation traditionnelle: 40 glissières de notes, 10 trous chacune = 400 trous, 400 tuyaux !
En fait, l'informateur de Wolstan a du indiquer 4 rangées de trous, chacune de 10 unités correspondant aux 10 glissières, ce qui pourrait presque se lire dans le premier vers en faisant porter "quater" sur le verbe: il y a 4 fois des trous cachés par 10 glissières. Mais au vers suivant, une sorte de "c'est-à-dire" du technicien fait suivre à Wolstan sa mauvaise idée et lui fait inverser les données. Il transforme ce qui précède en quelque chose comme "chacune des glissières contient les 4 trous alignés".
Bible d'Etienne Harding - DijonVoilà le lecteur mené droit au piège de 400 tuyaux au lieu de 40 et l'origine des "quadrigentos" du 6e distique. Ce dernier terme n'est peut-être pas de Wolstan, mais une correction par un lecteur plus récent et connaissant des orgues à plusieurs centaines de tuyaux, au lieu d'un "quadragenta" (40) d'origine ou "quadragenas" (40 par orgue). Car il s'agit d'un orgue double comme le prouve la soufflerie très bien décrite: 12 soufflets pour l'un, 14 pour l'autre
On se souvient du dessin de l'orgue de la bible de Harding avec 2 fois 6 soufflets pour 8 notes visibles et 2 rangs.
De plus Wolstan parle de 70 souffleurs, chiffre probablement encore multiplié par 10. Au lieu de septuaginta d'ailleurs peu scandable, Wolstan n'aurait-il pas écrit quelque chose comme septem agilesque, 7 souffleurs forts et souples. Pourquoi 7 au lieu des 13 nécessaires, probablement parce qu'il ne décrit qu'un seul des deux orgues juxtaposés.

Alors, en quoi l'orgue de Winchester méritait-il d'être dit "unique au monde" ?

Il présente plusieurs caractéristiques en avance sur le temps :

1 - L'étendue de chacun des deux claviers de 10 notes de la gamme à 7 degrés, plus le Sib, décrite au 11e distique. Elle n'est qu'en apparence supérieure à celles des traités théoriques qui se limitent à l'intérieur de l'octave, comme celle de l'orgue représenté sur la bible de Harding. Ce dessin a été calqué et retourné si bien que les petits tuyaux sont à gauche, les lettres sur les touches ont été ajoutées après coup, et de gauche à droite.
Des textes postérieurs de peu envisagent d'ailleurs 15 notes faisant deux octaves.

2 - La juxtaposition de deux orgues qui semble bien l'oeuvre du temps d'Elphège avec une tessiture différente, ce qui est prouvé par les souffleries. Deux groupes de soufflets alimentant chacun un clavier.
Cela aboutira aux orgues à deux claviers mis bout à bout entraînant l'abandon du diamètre fixe des tuyaux pour atténuer l'opposition entre les deux séries de jeux
En outre ce double instrument atteste le jeu "à deux voix concordes", la diaphonie, premier pas vers la polyphonie.
Peut-être trouve-t-on là aussi l'origine du principe des trompes de 32', lesquelles étaient en prolongement du clavier dans le grave (en "ravalement") avant d'être à la pédale.

3 - L'orgue de Winchester est en avance sur ce que nous connaissons des autres orgues de ce temps avec IV rangs de tuyaux par note alors que celui de Harding ne connaît que deux unissons, l'anonyme de Berne unisson et octave et le manuscrit de Sélestat 2 unissons encadrant l'octave. Si notre orgue double comporte bien IV rangs, on peut imaginer deux unissons encadrant octave et superoctave et la voie est ouverte à tout l'avenir des fournitures.

 

Extraits de ce poème (traduction révisée - en bleu):

...

- Et vous avez ici tellement agrandi les orgues qu'on n'en voit nul part ailleurs, car elles sont installées sur deux étages :
- En haut sont groupés en ordre 2 fois 6 soufflets et en bas 14.
- Ils donnent un vent considérable grâce à leurs vents alternés. Les font marcher sept hommes vigoureux et souples;
- Faisant force de bras, suant à grosses gouttes, tous s'encouragent à l'envi,
- A chasser le vent vers le haut de toutes leurs forces, pour que bruisse, rempli à pleine capacité, le sommier,
- Qui supporte à lui seul quarante tuyaux bien disposés que gouverne la main de l'habilité organistique.
- Fermés, elle les ouvre, puis referme ceux qu'elle a ouverts selon ce que demande le chant défini par des notes différentes.
- Deux moines, en accord de pensée, y sont assis manipulant chacun son clavier.
- Les dix languettes ont quatre fois des trous cachés et dans son alignement, chacune les contient.
- Les unes vont dans un sens, d'autres reviennent dans l'autre, adaptant chaque durée à sa note.
- Les sept degrés de la gamme sonnent la joie et se mêle à leur chant le demi ton lyrique.
- A la manière du tonnerre, ces sons dus au métal frappent les oreilles au point qu'elles ne peuvent plus entendre rien d'autre.
- Le son réverbéré ici et là, éclate tellement que chacun bouche de la main le trou de ses oreilles,
- Incapable de supporter l'irruption du vacarme que font ces sonorités variées tonnant ensemble.
- Ce chant des tuyaux s'entend partout dans la ville et ta renommée s'envole à travers le pays tout entier.

 

Retour "Histoire du Plein-Jeu"
Retour Accueil