Le tempérament à tierces puresUn texte de Henri Legros dans "Connaissance de l'Orgue", N° 28 & 29 |
|
L'expérience montre que, sur un orgue ou un clavecin,
les accords parfaits, surtout majeurs, sonnent d'autant mieux que les
intervalles qui les constituent y sont accordés à des valeurs plus proches
de leurs valeurs naturelles justes, c'est-à-dire celles qu'on trouve dans
la suite d'un son fondamental et de ses harmoniques ; ex. DO1, DO2, SOL2,
DO3, MI3, SOL3, et qu'on réalise à l'orgue avec les 6 rangs du jeu de
Tierce complétés du Larigot. Il est facile d'accorder les octaves, quintes, quartes,
tierces à leur valeur naturelle juste grâce aux battements qu'on entend
quand on approche de cette valeur et qui ralentissent et cessent quand
on y arrive. Mais sur un instrument à clavier normal de 12 touches par
octave, si l'on accordait justes toutes les quintes (ou quartes) on aboutirait,
au bout de 12 quintes ascendantes (ou quartes descendantes), à une note
un peu plus haute que l'octave de la note de départ. Ce phénomène s'explique
par un calcul: 3/2 élevé à la puissance 12 est un peu plus grand que 2
élevé à la puissance 7; donc 12 quintes justes superposées dépassent 7
octaves ju-stes superposées; la différence est le comma pythagoricien
qui vaut environ 1/8e de ton. Nous sommes habitués à la dureté de ces tierces,
mais elles choquaient l'oreille des musiciens et des facteurs d'instruments
de l'époque classique, comme en témoignent entre autres, Mersenne et Jean
Denis au XVIIe siècle, J.J.Rousseau et Dom Bedos au XVIIIe. Voici quelques citations à ce sujet: Dom Bedos (1770) : "Selon l'ancienne partition, on affoiblit environ 11 quintes d'un quart de comma, ce qui se fait ainsi pour sauver, ou rendre justes 8 tierces majeures". Mersenne (1636): "On diminue le ton majeur d'un demy comma, dont on augmente le mineur: d'où il arrive que les Tierces majeures demeurent en leur perfection...La Quinte est.. .trop foible d'un quart de comma". Praetorius (1619) : "Tertia major in temperatura retinet suam veram proportionem... Quinta in temperatura per Quartam partem commatis minuitur" (en latin dans le texte allemand!) Romieu (1754) : "Le tempérament de 1/4 de comma est fort ancien: Zarlin et Salinas assurent qu'il était en usage avant eux, mais qu'ils sont les premiers qui l'aient calculé et démontré." (les traités de Zarlino et de Salinas datent de la seconde moitié du XVIe siècle.) Le tempérament ancien que décrivent ces auteurs est
appelé au-jourd'hui "mésotonique" ou à tons moyens, car les tons y ont,
comme l'indique Mersenne, une valeur moyenne entre celle du ton majeur
et celle du ton mineur de la gamme "naturelle" dont parlent les traités
d'acoustique. C'est un tempérament inégal, bien que 11 quintes y aient
la même valeur. En effet, ces 11 quintes sont réduites presque trois fois
plus que dans le tempérament égal de sorte que la 12e quinte se trouve
beaucoup plus grande que la valeur juste c'est la fameuse 'quinte du loup"
qu'on plaçait habituellement en-tre SOL# et MIb; c'est en réalité une
sixte diminuée vraiment dissonante. On voit facilement les possibilités de ce tempérament
en considérant que l'on dispose seulement des 7 notes naturelles, du SIb
et du MIb, du FA#, du DO# et du SOL# , mais d'aucune autre note diésée
ou bémolisée. Après avoir décrit le tempérament de Mercadier, Henri Legros ajoute: Il semble donc qu'au XVIIIe siècle en France, les
tempéraments les plus couramment employés aient toujours comporté un certain
nombre de quintes réduites d'un quart de comma majeur par rapport à la
valeur juste et par suite des tierces majeures justes, en nombre forcément
inférieur de 3 à celui des quintes ainsi tempérées; ex.: Quand on accordait un clavecin, on choisissait probablement
le nombre et l'emplacement des tierces justes en fonction des tonalités
de la musique qu'on voulait jouer; pour jouer ensuite dans d'autres tons,
on devait changer l'accord de quelques notes de l'instrument, ce qui est
facile et rapide. Dans le cas ou seules les 5 quintes DO-SOL-RÉ-LA-MI-SI
sont tempérées d'un quart de comma, on a 2 tierces majeures justes DO-MI
et SOL-SI ; si l'on veut, toutes les autres quintes peuvent être accordées
justes, sauf une :SOL#-RE# ou Mib-SIb, qui reste légèrement plus grande
que la valeur juste. Un tel tempérament permet de jouer toute la musique
d'orgue française de la fin du XVIIe et de l'ensemble du XVIIIe, si l'on
excepte quelques œuvres "décadentes" de la fin de ce siècle (une suite
en SI majeur de Benaut par exemple). Les tierces majeures y ont des valeurs
variant de la valeur naturelle juste à une valeur légèrement supérieure
à la valeur pythagoricienne, ce qui donne des caractères différents aux
diverses tonalités majeures. En fait beaucoup d'indices portent à croire que, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, la réalisation du tempérament égal sur les orgues est restée partout assez exceptionnelle, même en Allemagne où l'expression "clavier bien tempéré" avait été employée déjà en 1691 par WERKMEISTER pour désigner des tempéraments inégaux conçus par lui pour permettre de jouer dans tous les tons et où KIRNBERGER, élève de J.S.BACH, préconisait encore en 1776 un tempérament inégal du même genre. En France SUREMAIN-MISSERY appelle en 1793 le tempérament
de Mercadier "l'accord ordinaire" et affirme que "l'accord ordinaire
l'a emporté sur l'accord égal". Mais, selon lui Mercadier aurait aussi
décrit, dans un "Mémoire sur l'accord du clavecin" un "accord moyen entre
l'accord ordinaire et l'accord égal", dans lequel les 4 quintes de DO
à MI seraient réduites d'1/6e de comma et les 4 quintes de MI à SOL# de
l/12; les autres seraient justes sauf la dernière FA-DO légèrement étroite.
Au XIXe siècle, avec le développement du piano et de l'orgue symphonique, s'est généralisé l'emploi du tempérament égal. Mais notre époque voit un retour, pour l'orgue et le clavecin à celui de divers tempéraments inégaux, conséquence logique de la renaissance des traditions anciennes de facture instrumentale. Ces tempéraments contribuent à redonner à la musique ancienne son vrai caractère, et ils permettent le plein épanouissement de la sonorité des instruments grâce aux coïncidences d'harmoniques aigus et à l'apparition de sons résultants graves que seuls peuvent provoquer dans les accords les intervalles harmoniquement justes, surtout les tierces majeures naturelles dont la présence semble avoir été la règle quasi générale en France jusqu'a la fin du XVIIIe siècle. Henri LEGROS
|
|
Retour Tempéraments | Retour Accueil |