Le tempérament à tierces pures

Un texte de Henri Legros dans "Connaissance de l'Orgue", N° 28 & 29

 

L'expérience montre que, sur un orgue ou un clavecin, les accords parfaits, surtout majeurs, sonnent d'autant mieux que les intervalles qui les constituent y sont accordés à des valeurs plus proches de leurs valeurs naturelles justes, c'est-à-dire celles qu'on trouve dans la suite d'un son fondamental et de ses harmoniques ; ex. DO1, DO2, SOL2, DO3, MI3, SOL3, et qu'on réalise à l'orgue avec les 6 rangs du jeu de Tierce complétés du Larigot.
Les fréquences de vibration de ces 6 sons ont entre elles les mêmes rapports que les nombres 1, 2, 3, 4, 5, 6; l'octave juste correspond au rapport 2/1, la quinte juste à 3/2, la quarte juste à 4/3, la tierce majeure juste à 5/4 et la tierce mineure juste à 6/5.

Il est facile d'accorder les octaves, quintes, quartes, tierces à leur valeur naturelle juste grâce aux battements qu'on entend quand on approche de cette valeur et qui ralentissent et cessent quand on y arrive. Mais sur un instrument à clavier normal de 12 touches par octave, si l'on accordait justes toutes les quintes (ou quartes) on aboutirait, au bout de 12 quintes ascendantes (ou quartes descendantes), à une note un peu plus haute que l'octave de la note de départ. Ce phénomène s'explique par un calcul: 3/2 élevé à la puissance 12 est un peu plus grand que 2 élevé à la puissance 7; donc 12 quintes justes superposées dépassent 7 octaves ju-stes superposées; la différence est le comma pythagoricien qui vaut environ 1/8e de ton.
Autre phénomène, sans doute moins connu : si l'on superpose 4 quintes justes (par ex. DO1-SOL1-RE2-LA2-MI3, le rapport des fréquences entre MI3 et DO1 se calcule en élevant 3/2 à la puissance 4, ce qui donne 81/16, alors que dans la série des harmoniques DOl . .MI3, ce rapport est 5/1 soit 80/16.
Quatre quintes justes superposées donnent ainsi une tierce majeure dite "pythagoricienne" nettement plus grande que la tierce naturelle juste ; elle est de sonorité dure , un peu fausse.
La différence entre ces deux tierces est le comma majeur (ou comma enharmonique) qui est presque aussi grand que le comma pythagoricien. Dans le tempérament égal, pour conserver la justesse des octaves, on réduit chacune des 12 quintes d'un douzième de comma pythagoricien.
C'est très peu (env.1/1OOe de ton) et il en résulte que les tierces majeures ont toutes une valeur plus proche de la tierce pythagoricienne que de la valeur juste.

Nous sommes habitués à la dureté de ces tierces, mais elles choquaient l'oreille des musiciens et des facteurs d'instruments de l'époque classique, comme en témoignent entre autres, Mersenne et Jean Denis au XVIIe siècle, J.J.Rousseau et Dom Bedos au XVIIIe.
On préférait alors un tempérament dans lequel les quintes étaient réduites de la quantité nécessaire pour donner des tierces majeures justes, c'est a dire d'un quart de comma majeur.

Voici quelques citations à ce sujet:

Dom Bedos (1770) : "Selon l'ancienne partition, on affoiblit environ 11 quintes d'un quart de comma, ce qui se fait ainsi pour sauver, ou rendre justes 8 tierces majeures".

Mersenne (1636): "On diminue le ton majeur d'un demy comma, dont on augmente le mineur: d'où il arrive que les Tierces majeures demeurent en leur perfection...La Quinte est.. .trop foible d'un quart de comma".

Praetorius (1619) : "Tertia major in temperatura retinet suam veram proportionem... Quinta in temperatura per Quartam partem commatis minuitur" (en latin dans le texte allemand!)

Romieu (1754) : "Le tempérament de 1/4 de comma est fort ancien: Zarlin et Salinas assurent qu'il était en usage avant eux, mais qu'ils sont les premiers qui l'aient calculé et démontré." (les traités de Zarlino et de Salinas datent de la seconde moitié du XVIe siècle.)

Le tempérament ancien que décrivent ces auteurs est appelé au-jourd'hui "mésotonique" ou à tons moyens, car les tons y ont, comme l'indique Mersenne, une valeur moyenne entre celle du ton majeur et celle du ton mineur de la gamme "naturelle" dont parlent les traités d'acoustique. C'est un tempérament inégal, bien que 11 quintes y aient la même valeur. En effet, ces 11 quintes sont réduites presque trois fois plus que dans le tempérament égal de sorte que la 12e quinte se trouve beaucoup plus grande que la valeur juste c'est la fameuse 'quinte du loup" qu'on plaçait habituellement en-tre SOL# et MIb; c'est en réalité une sixte diminuée vraiment dissonante.
Dans ce tempérament, les 8 tierces majeures MIb-SOL, SIb-RÉ, FA--LA, DO-MI, SOL-SI, RÉ-FA#, LA-DO#, MI-SOL# sont rigoureusement justes et sans battements; les intervalles SI-MIb, FA#-SIb, DO#-FA, SOL#-DO sont des quartes diminuées dissonantes ne pouvant être employées comme tierces, leur valeur dépassant celle de la tierce majeure juste d'un comma enharmonique (ou quart de ton enharmonique) qui vaut près de 2 commas majeurs.
Il y a de même 9 tierces mineures presque justes (un quart de comma de moins que la valeur juste) et 3 secondes augmentées dissonantes : MIb-FA#, SIb-DO# ,FA-SOL#, qui ont plus de 2 commas de moins que la valeur juste de la tierce mineure.

On voit facilement les possibilités de ce tempérament en considérant que l'on dispose seulement des 7 notes naturelles, du SIb et du MIb, du FA#, du DO# et du SOL# , mais d'aucune autre note diésée ou bémolisée.
Si l'écriture respecte ces limites, toutes les consonances sonneront extraordinairement bien; c'est le cas pour la musique de clavier du XVIe siècle et une partie de celle du XVIIe à laquelle ce tempérament redonne un éclat et une vie qui lui manquent quand elle est jouée sur un instrument au tempérament égal.
Bien entendu l'emploi d'un certain nombre de tonalités est impossible et les modulations sont limitées.
Pour élargir ces limites, on a d'abord essayé de munir les instruments de touches supplémentaires donnant RÉ# un peu plus bas que MIb, LAb un peu plus haut que SOL# etc. pour éviter la quinte du loup et avoir quelques tierces justes de plus. Mais la difficulté du jeu de ces claviers "chromatiques" de 14, 15 ou même 19 touches par octave y a fait vite renoncer au profit de tempéraments de compromis réalisés sur des claviers normaux.

Après avoir décrit le tempérament de Mercadier, Henri Legros ajoute:

Il semble donc qu'au XVIIIe siècle en France, les tempéraments les plus couramment employés aient toujours comporté un certain nombre de quintes réduites d'un quart de comma majeur par rapport à la valeur juste et par suite des tierces majeures justes, en nombre forcément inférieur de 3 à celui des quintes ainsi tempérées; ex.:
11 quintes tempérées , 8 tierces justes (Dom Bedos);
8 quintes tempérées, 5 tierces justes (Corrette);
7 quintes tempérées, 4 tierces justes (Rameau, Marpurg, Mercadier).

Quand on accordait un clavecin, on choisissait probablement le nombre et l'emplacement des tierces justes en fonction des tonalités de la musique qu'on voulait jouer; pour jouer ensuite dans d'autres tons, on devait changer l'accord de quelques notes de l'instrument, ce qui est facile et rapide.
Pour l'orgue, le choix est à faire une fois pour toutes.
Or déjà par exemple dans la Messe de Grigny (1699) on trouve dans le Gloria l'accord de SI majeur et dans l'Agnus Dei celui de LAb majeur, dans les deux cas joués sur les Grands-Jeux. Aucun tempérament comportant 4 tierces majeures justes ou plus ne peut rendre acceptables l'un et l'autre de ces deux accords, sauf quand on joue sur des Bourdons ou des Flûtes pauvres en harmoniques.
Il faut pour cela réduire encore le nombre des tierces justes à 3 ou même à 2 en ne tempérant d'un quart de comma que 6 ou 5 quintes.
Cette manière d'accorder est d'ailleurs suggérée par D'Alembert (1752) et par Rousseau (1767) qui disent que la tierce DO-MI est juste et que MI-SOL# ne l'est pas, mais ils ne disent rien des tierces intermédiaires SOL-SI, RÉ-FA# et LA-DO#.
Mercadier lui-même écrit que "communément" on ne fait que la quinte UT#-SOL# un peu moins faible que les autres" ce qui laisse entendre que parfois on renforce déjà les quintes qui précèdent.

Dans le cas ou seules les 5 quintes DO-SOL-RÉ-LA-MI-SI sont tempérées d'un quart de comma, on a 2 tierces majeures justes DO-MI et SOL-SI ; si l'on veut, toutes les autres quintes peuvent être accordées justes, sauf une :SOL#-RE# ou Mib-SIb, qui reste légèrement plus grande que la valeur juste.
Les 3 ou 4 plus grandes tierces majeures dépassant alors à peine la valeur pythagoricienne; des modulations dans tous les tons deviennent possibles.

Un tel tempérament permet de jouer toute la musique d'orgue française de la fin du XVIIe et de l'ensemble du XVIIIe, si l'on excepte quelques œuvres "décadentes" de la fin de ce siècle (une suite en SI majeur de Benaut par exemple). Les tierces majeures y ont des valeurs variant de la valeur naturelle juste à une valeur légèrement supérieure à la valeur pythagoricienne, ce qui donne des caractères différents aux diverses tonalités majeures.
Les tonalités mineures (avec accord de dominante majeur) sont aussi de caractères très variés.
Cette variété, encore plus accusée dans les tempéraments comportant 3 ou 4 tierces majeures justes, et allant jusqu'à un certain degré de fausseté dans quelques tonalités rarement employées, semble avoir été un élément important de l'esthétique du XVIIIe siècle; il fut déjà, il est vrai , peu à peu contesté par quelques esprits d'avant-garde, en premier lieu par Rameau, qui, après avoir vanté en 1726 les avantages du tempérament inégal, s'est déclaré en 1737 partisan du tempérament égal; Rousseau et Mercadier lui ont vivement reproché ce changement d'attitude.

En fait beaucoup d'indices portent à croire que, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, la réalisation du tempérament égal sur les orgues est restée partout assez exceptionnelle, même en Allemagne où l'expression "clavier bien tempéré" avait été employée déjà en 1691 par WERKMEISTER pour désigner des tempéraments inégaux conçus par lui pour permettre de jouer dans tous les tons et où KIRNBERGER, élève de J.S.BACH, préconisait encore en 1776 un tempérament inégal du même genre.

En France SUREMAIN-MISSERY appelle en 1793 le tempérament de Mercadier "l'accord ordinaire" et affirme que "l'accord ordinaire l'a emporté sur l'accord égal". Mais, selon lui Mercadier aurait aussi décrit, dans un "Mémoire sur l'accord du clavecin" un "accord moyen entre l'accord ordinaire et l'accord égal", dans lequel les 4 quintes de DO à MI seraient réduites d'1/6e de comma et les 4 quintes de MI à SOL# de l/12; les autres seraient justes sauf la dernière FA-DO légèrement étroite.
Dans ce tempérament, la meilleure tierce majeure, DO-MI, dépasserait la valeur juste d'1/3 de comma, alors que toutes celles du tempérament égal la dépassent d'environ 2/3 et les deux moins bonnes auraient à peu près la valeur pythagoricienne. Mais le mémoire en question n'est pas à la Bibliothèque nationale; il a dû rester inédit et être peu diffusé.
Nous n'avons pas trouvé d'autre témoignage en France d'une telle méthode d'accord; elle ressemble à certaines de celles proposées au début du XVIIIe siècle en Allemagne par NEIDHARDT donnant des gammes "bien tempérées" au sens où l'entendaient Werckmeister et probablement aussi J.S.Bach.

Au XIXe siècle, avec le développement du piano et de l'orgue symphonique, s'est généralisé l'emploi du tempérament égal. Mais notre époque voit un retour, pour l'orgue et le clavecin à celui de divers tempéraments inégaux, conséquence logique de la renaissance des traditions anciennes de facture instrumentale.

Ces tempéraments contribuent à redonner à la musique ancienne son vrai caractère, et ils permettent le plein épanouissement de la sonorité des instruments grâce aux coïncidences d'harmoniques aigus et à l'apparition de sons résultants graves que seuls peuvent provoquer dans les accords les intervalles harmoniquement justes, surtout les tierces majeures naturelles dont la présence semble avoir été la règle quasi générale en France jusqu'a la fin du XVIIIe siècle.

Henri LEGROS

 

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